mercredi 14 février 2018

La faute à la tapisserie, épisode 1/3


A quiet smoke par Neil Moralee

A l'hôpital psy, nombre de patients vont et viennent. Les lieux, les équipes soignantes sont comme des repères auxquels se raccrocher quand tout fout le camp. Si vous me lisez depuis quelques temps vous avez déjà croisé Jean-Michel dans une chronique en deux parties intitulée "Impro+castor=Thérapie". Vous pouvez la retrouver ici et là !



Jean-Michel est revenu. Abîmé mais de retour. Cela faisait environ deux ans qu'il n'avait pas posé les pieds de ce côté-ci du monde, le monde des oubliés. Je l'avais connu pas bien épais, il nous revenait cachectique. Conséquence d'une rixe entre buveurs, sa main droite était couverte d'un large pansement.

Alors il s'est reposé et ça a duré 4 ou 5 jours. Notre mission première quand nous accueillons un patient alcoolisé est de l'accompagner pour que son sevrage au produit se passe de la meilleure des façons. Notre crainte est l'accident de sevrage plus connu sous le nom de délirium tremens. Pour l'alcoolique en sevrage c'est la pire des complications puisque elle peut conduire au décès, ce qui certes libère un lit, objet fantasmagorique ô combien désiré dans cette époque difficile que traverse l'hôpital public, mais fait râler le cadre du service, voire le cadre sup. Humour à froid... Alors on surveille et on évalue à intervalle régulier. Sans panique puisque cela reste une complication rare dès lors que la surveillance organisée est couplée à une benzo à demie-vie longue de préférence, diazépam pour ne pas le citer. Deux outils sont fréquemment utilisés par les services de soins pour mesurer les complications d'un sevrage: l'index de Cushman ou la grille Ciwa-ar. Si j'ai ma petite préférence pour le Cushman, le Ciwa-ar est quant à lui plus précis.

Je vous partage via ma dropbox la grille de Cushman: ici

Pour Jean-Michel le sevrage se passe bien. Il connaît le protocole mieux que certains soignants. Tension artérielle, fréquence respiratoire et cardiaque, sueurs et tremblements, rien ne lui échappe. S'il fait un peu la gueule, c'est parce que le doc lui refile du valium, lui qui aime un peu trop le seresta. Mais il comprend que sa dépendance à l'alcool est suffisante et que si on peut éviter de le rendre plus dépendant qu'il n'est ce sera déjà pas si mal.... 

Je vois Jean-Michel en entretien infirmier après 7 jours d'hospitalisation. J'me requinque tranquille me dit-il. Et c'est vrai qu'il a meilleure mine. Le sevrage physique est quasi terminé et je lui annonce que le gros du boulot peut commencer. Il me regarde avec un air perplexe, lui qui s'imagine déjà dehors, alors je lui explique ce qu'il connaît déjà trop bien. S'il n'y avait qu'une dépendance physique à l'alcool alors ce serait une pathologie plutôt facile à traiter mais voilà elle est bien plus complexe que cela. La dépendance est triple. A la physique s'ajoute la psychologique et la comportementale et pour les traiter pas de pilule miracle mais la nécessité de se retrousser les manches, de se mettre au travail et de devenir l'acteur principal de son rétablissement. Z'aviez rêvé de jouer le premier rôle, on vous le sert sur un plateau!

- Nan mais moi ça va... j'préfère sortir... j'ai plein de merdes à gérer dehors et franchement l'alcool c'est pas le premier de mes problèmes?
- Vous reconnaissez donc que c'est un problème?

- Non sérieux j'arrête quand j'veux. Non mais vraiment... D'ailleurs c'est pas tous les jours que je bois hein! 

Aux trans infirmières je suis traversée par de drôles de sensations. J'ai d'un côté l'envie de raconter en détail cet entretien, faire état à mes collègues du peu de motivation à l'arrêt de l'alcool exprimé par Jean-Michel et d'un autre côté j'aimerais faire de la rétention d'information car j'appréhende déjà un discours que je ne connais que trop. J'opte pourtant pour la première solution et dévoile l'entretien tel qu'il s'est déroulé. Et bien sûr il ne faut pas 30 secondes pour qu'une voix s'élève et dise "encore un qu'on ne va pas sauver" bientôt suivi d'un "ouais ben faut qu'il sorte. S'il est pas là pour se soigner, qu'il libère le lit."  

Je tente vaguement de faire de l'humour en disant qu'aucun lit n'a été kidnappé mais je ne suis juste pas faite pour la comédie alors je fais un gros plouf et tente de me rattraper en affirmant mon point de vue.

- C'est pas si simple dis-je. 

- Quoi? qu'est ce qui n'est pas si simple?

- Ben ça, là, le faire sortir parce qu'il n'a pas encore décidé de devenir abstinent. 

- Ben si au contraire ça me semble évident... Les bénéfices secondaires, le social, ça va... ça va un temps mais y'en a marre...

- Tu me dis que s'il n'a pas décidé de changer sa consommation autant qu'il sorte. J'ai bien compris. Moi ce que j'en dis c'est que cette indécision qu'il nous montre est au contraire au cœur de l'hospitalisation, elle est le sens même. C'est notre rôle d'amener Jean-Michel à évoluer et à prendre cette décision de changement. Tu sais c'est comme pour tout, pour une même scène qui se joue, il peut y avoir plusieurs lectures selon le prisme au travers duquel on regarde.

- Hein?

- Non ce que je veux dire, c'est que l'on connaît tous des gens qui ont arrêté alcool, tabac ou autres sans l'aide de personne.

- Oui j'suis d'accord, tu veux en venir où?

- Et bien pour d'autres c'est plus compliqué, ils ont besoin d'accompagnement. Et l'accompagnement c'est nous. Alors si nous, soignants, on ne croit pas au rétablissement du patient, comment crois-tu qu'il puisse s'en sortir? Si alors qu'il est démotivé par des années d'échec à tous niveaux, on lui renvoie par notre façon d'être avec lui, un message comme quoi même nous, nous n'y croyons pas, comment penses-tu que cela va se terminer?

- Et bien justement je n'y crois pas. Il n'a aucune motivation ton patient. 

- Oui, il minimise probablement ses conso mais avec le peu de défense qu'il lui reste il se maintient comme il peut au dessus de la ligne de flottaison. Pas évident de s'écrouler face à chaque interlocuteurs alors il tente vaguement de faire bonne figure. Bien sûr ça ne trompe personne et alors... S'il s'écroule il sera encore plus difficile à ramasser... Et pourtant il y a deux ans, lors de sa précédente hospit, crois-moi ou pas, je l'ai vu tenir des propos tout à fait authentique sur son besoin d'aide pour arrêter l'alcool. 

- Ouais ben il a bien changé ton patient...

C'est alors qu'intervient Franck. Franck c'est un peu mon super-collègue. Toujours bon pour dispenser une parole pleine de sagesse, arrondir les angles et comme aujourd'hui me sortir du bourbier dans lequel j'aime m'enfoncer.

- S'il te plaît arrête de dire à Suzie "ton" patient, c'est notre patient à nous tous. Par contre oui, oui, cent fois oui, il a changé je suis d'accord avec toi. Enfin pour être plus précis, c'est sa motivation qui a changé. Et c'est le propre de la motivation. La plus grande erreur que nous faisons pour nos patients addicts c'est de croire que leur motivation est un état figé, du genre motivé un jour, motivé toujours. Or c'est exactement l'inverse, la motivation est comme l'une de ces putains de courbes sinusales. tu vois le genre? Avec des sommets et des creux, elle n'est jamais stable. L'essentiel de notre rôle infirmier se situe sur cette courbe dans les phases descendantes ou au creux de la vague. Notre rôle est de relancer la motivation, lui donner le coup de fouet nécessaire pour qu'il se mette dans un processus de changement. Il y a des théories là dessus, c'est ce qu'on appelle l'entretien motivationnel. Mais même sans y être formée je suis sûre que tu peux en comprendre l'essence...

- Donc on répépète... La motivation est une courbe faite de haut et de bas, c'est bien ça?

- Tout à fait!

- Et tu dis que notre rôle est d'intervenir quand le patient est dans le bas de la courbe pour le remotiver.

- Il y a des outils, des grilles, des questionnaires qui existent pour ça. Et il y a surtout un état d'esprit et une façon de mener les entretiens. Ne pas juger, ne pas ordonner. Si déjà on s'en tenait à ça, les choses changeraient. Et puis on doit les valoriser et ce même sur des choses minimes car bien souvent leur confiance en eux-mêmes est tombée au niveau zéro. Des années d'échecs cumulés, ça n'aide pas pour croire en soi.  

- Mais c'est hard alors d'intervenir s'il n'y a aucune motivation et aucune confiance en soi.

- Mais personne n'a dit que ce serait facile. Évidemment si ton patient est hyper-motivé, en haut de la courbe, il est probable qu'il n'aura pas besoin de toi ou alors ton rôle sera pour le coup grandement facilité car comme disait Suzie quand quelqu'un est très motivé il peut réussir tout seul. 

- Ben je crois que je vais vous laissez faire... Tous les deux vous avez l'air d'y croire, moi ça va demander un peu de temps.

- Et bien utilise ce temps pour lire le livre sur l'entretien motivationnel de Miller & Rollnick et tu verras tu évolueras toi aussi. Sans rancune?

- Sans rancune va!


Comme Jean-Michel ne semble pas presser de demander sa sortie bien qu'il m'en ai parlé, je lui propose de poursuivre nos entretiens, ce qu'il accepte. "Après tout me dit-il, tant qu'à être enfermé ici, autant prendre un peu de temps pour parler." 


La semaine prochaine, nous verrons comment se déroulent les premiers entretiens et quels outils peuvent être utilisés en addictologie.

KissKiss
Suzie Q, une fiction autobiographique



2 commentaires:

  1. Madame,

    Je viens de lire avec beaucoup d'intérêt votre situation clinique, tellement classique. Je suis tout à fait d'accord avec l'idée que la motivation est un état changeant, non fixé. Mais surtout, il me semble de plus en plus important de proposer dans les 10 à 15 jours après le dernier verre un bilan neuropsychologique. En effet, très souvent on découvre des altérations qui peuvent entrainer des difficultés de motivation. Par exemple, lorsqu'un patient a des difficultés de planification bien documentées par un bilan neuropsycho comment peut il mettre en place des actions qui ne sait pas lui-même organiser ? Ce n'est pas alors un problème de motivation mais un problème neuropsycho. Je travaille aussi dans un hôpital et le terme de trouble de la motivation a quasiment disparu.
    Je me permettrai aussi d'essayer de bien distinguer motivation dans le sens motif à l'action et cause à l'action, ce que nous confondons souvent, car nous pensons souvent cause, alors qu'il me semble qu'il faut plus travailler sur les motifs.
    Bien cordialement

    EP

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  2. Bonjour et merci pour vos remarques! C'est vrai que ces altérations cognitives doivent être rapidement détectées comme vous le dites dans les 10 ou 15 jours qui suivent le dernier verre ... et non pas après 2 ou 3 jours... Dans la suite du texte je ferai une brève allusion au test MOCA que j'utilise régulièrement. Au plaisir, cordialement

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