mardi 30 mai 2017

Entretien Motivationnel, Stephen Zweig et un cheval!





Stephen Zweig ne connaissait ni William R. Miller ni Stephen Rollnick, les deux "pères fondateurs" de ce style de conversation collaboratif qu'est l'entretien motivationnel. Cela n'aura pas empêché Zweig de devenir l'un des grand auteur de la littérature de la première partie du XXème siècle. Alors, me direz-vous, d'avoir raté leur rendez vous de quelques décennies, n'est pas chose bien dramatique...

Certes! Mais en diriez vous autant de l'homme sans nom, joueur pathologique, antihéros de la nouvelle "24h dans la vie d'une femme", qui fini par se suicider? La connaissance de l'entretien motivationnel par Stephen Zweig ne lui aurait-elle pas permis de sauver son personnage? Mon point de vue sur cette épineuse question, qui n'agite personne mais qui mérite d'être soulevée, dans les lignes qui suivent!

Tout d'abord petite précision contextuelle. J'ai toujours adorée le grand écart culturel. Lire Kafka entre deux épisodes de South Park, mater un Kurosawa puis enchaîner sur un Stephen King ou un Harry Potter, écouter Les Fatals Picards ou le Bloodhound Gang avant de me plonger dans du Hubert Selby Jr, du Henri Miller ou du Paul Auster a pour moi quelque chose d'essentiel. De David Lynch à The Office, de Dostoïevski à Virginie Despentes, ce grand écart, je le kiffe, je le cultive, je le revendique. 

Alors ne voyez rien d'étonnant à ce que cet article puise son inspiration à la fois dans la nouvelle de Stephen Zweig mais aussi dans un épisode de l'excellentissime série animée dramatico-comique Bojack Horseman. Hasard de mes divertissements culturels, ceux-ci se sont télescopés le mardi 9 mai 2017.

La nouvelle de Sweig tente de montrer comment la vie d'une personne peut être radicalement et durablement transformée en 24h au hasard d'une rencontre avec un inconnu. L'histoire est donc celle d'une femme qui vient confier au narrateur comment l'homme qu'elle a rencontré brièvement deux décennies plus tôt à bouleversé sa vie. 

Madame C est veuve et en souvenir de son mari continue de fréquenter les Casinos. C'est ainsi qu'elle se rend à Monte Carlo. Elle a pour habitude de se livrer à un examen attentif des mains des joueurs qui lui permet de comprendre leur personnalité sans même qu'elle ait à regarder leur visage. Ce jour-là, fasciné par une paire de mains, Mrs C lève les yeux et découvre un homme dévasté par la perte de tout son argent et dont elle soupçonne l'envie de mourir et le passage à l'acte imminent... Elle décide alors de lui venir en aide et de le sortir de son addiction au jeu. 

Bien sûr le terme addiction n'est pas utilisé, Stephen Zweig a écrit ce texte en 1927, époque à laquelle l'addictologie - sans vouloir m'improviser historien de la médecine - n'était même pas au stade embryonnaire. 

Le terme jeu pathologique n'est donc pas plus employé et pourtant c'est bien de ça qu'il s'agit! On retrouve chez notre antihéros, la plupart des critères définissant une addiction tel que les avait énoncés Aviel Goodman. Sans les recopier ici, on peut résumer la dépendance de notre personnage par son incapacité à s'abstenir.

Quelques citations: 


"dès lors la rage du jeu, tantôt aux courses, tantôt dans les cafés ou dans les clubs, s'empara de lui, dévorant son temps, ses études, ses nerfs et surtout ses ressources. Il n'était plus capable de penser, de dormir en paix et encore moins de se dominer"

"c’était l'éclat fiévreux dans ses yeux et qui faisait vibrer électriquement tous les muscles de son visage lorsqu'il évoquait sa passion du jeu. En parler suffisait à l'exciter..."

"j'étais toute entière à le regarder, ce visage..., aussi fascinée, aussi hypnotisée, par sa folie que ses regards l'étaient par le bondissement et les tressautements de la boule en rotation."

"Une lumière brutale étincela dans ses yeux, la pelote convulsée de ses mains fut brusquement déchirée comme par une explosion, et les doigts s'écartèrent violemment, en frémissant, lorsque le croupier poussa vers leur avide étreinte 24 pièces d'or"

"Je remarquai seulement que le jeu l'avait enivré, que cet insensé avait tout oublié, son serment, son rendez vous, l'univers et moi."


S'il est tout à son honneur de sauver le malheureux du suicide en étant présente à ses côtés toute la nuit alors que les idées suicidaires sont omniprésentes, Mrs C va alors tenter de s'improviser thérapeute avec une moindre réussite. 

Certes elle ne l'est pas et ses moyens sont limités, il ne s'agit donc pas de lui jeter la pierre. Ce qui est plus étonnant en revanche c'est que sa façon de faire, bien que datée de plus d'un siècle, est quasi identique à celle que l'on voit encore trop souvent appliquée dans les unités psychiatrique. Je m'explique.

C'est ce qu'on appelle la méthode confrontante. Au lieu d'écouter les désirs du joueur et l'amener via l'entretien motivationnel à envisager le changement, Mrs C impose ses propres désirs, considérant que son point de vue est forcément le meilleur voire qu'il ne peut y en avoir d'autres. Elle décide qu'il doit donc quitter Monte Carlo, en allant jusqu'à lui imposer sa date de départ (dès demain!).

"Aussi je considérai comme mon devoir absolu de persuader amicalement à mon protégé improvisé de quitter aussitôt Monte-Carlo, où la tentation était très dangereuse"

"cet homme perdu, m'écoutait; je n'oublierai jamais la façon dont il buvait mes paroles lorsque je lui promis de l'aider"

En agissant de la sorte, elle va à l'encontre des principes érigés par Miller & Rollnick. Elle se pose en experte (ramenant ainsi notre joueur à celui d'un pauvre être soumis aux décisions de Mrs C.) et décide seule des objectifs. D'emblée elle impose la nécessité d'arrêter de jouer et ne prend aucunement le temps de comprendre et d'écouter les arguments et motivations de la personne. Elle ne se préoccupe ainsi nullement de l'ambivalence du joueur. 

Si à l'époque du texte de Zweig, la roue avait déjà été inventée (c'est pas la préhistoire non plus!), celle de Prochaska et Di Clemente ne l'était pas, et c'est bien dommage! Car elle aurait permis à Mrs C de comprendre que toute l'énergie qu'elle dépensait pour sauver le joueur était inutile car tous deux ne se situaient pas au même endroit de la roue. 

Là où le joueur est encore dans la phase de contemplation, Mrs C est déjà rendue à la suivante à savoir la phase de préparation! Problème de calendrier me direz vous, elle est simplement en avance sur lui! Oui c'est vrai mais cela a son importance, une importance cruciale même! La phase de contemplation est une phase d'ambivalence où la personne commence à envisager un changement mais hésite à le faire car craint de perdre certains avantages ou bénéfices. Ici on peut penser que notre antihéros prend conscience que sa passion du jeu est destructrice et le mène à la ruine mais en même temps est-il prêt à abandonner l'excitation que le jeu lui procure et la sensation d'ivresse qui va avec?

Cette phase de contemplation peut durer longtemps et il est improductif de passer à la phase suivante (la préparation) tant que cette phase n'est pas résolue, c'est à dire tant que l'ambivalence n'est pas tranchée. Le rôle de Mrs C si elle avait voulu aider de façon efficace (et sans s'épuiser) le joueur eut été d'explorer son ambivalence, entendre les éléments en faveur du maintien de l'addiction et ceux en faveur d'un changement et ainsi s'appuyer sur ces derniers arguments pour consolider l'envie de changer et amener la personne elle-même à prendre la décision de changer! Essentiel, j'y reviendrai un peu plus loin.

Car Mrs C va alors faire une erreur cruciale. Non seulement elle a fixé au joueur l'objectif de quitter dès le lendemain matin Monte Carlo, ville trop tentante pour un joueur, mais en plus elle lui donne de l'argent pour se payer le billet de train. Quelques billets glissés innocemment dans ses mains...

"je lui promis de l'argent pour le voyage (...) à la condition qu'il prit le train (...) et qu'il me jura sur son honneur (...) qu'il ne participerait plus à aucun jeu de hasard."

"Je ne cédai pas. Il y avait en moi comme une manie, comme une furie. Je saisis violemment sa main et j'y mis de force le billet de banque"

ça vous est déjà arrivé de donner un verre à un alcoolique dans une soirée en lui signifiant qu'il ne doit pas le boire? C'est salaud non? et donner des billets à un joueur pathologique dans une ville où pullulent les casinos, vous en pensez quoi?

"Non... pas d'argent... Je vous en prie, pas d'argent!"
"Pas d'argent... pas d'argent... je ne puis pas le voir répéta-t-il encore une fois, comme physiquement terrassé par la crainte et le dégoût"

Ce faisant, alors qu'il se montre très hésitant à recevoir cet argent, elle provoque ce qu'en addicto on nomme le craving à savoir l'envie impérieuse et irréprésible de consommer ou ici de jouer. Et comme il n'est absolument pas préparé à affronter ce craving, que peut-il se produire si ce n'est qu'il aille le jouer? Rien! Il l'avait pressenti via sa tentative de refus mais il ne peut l'empêcher, le besoin de jouer est trop puissant... Exposer ainsi une personne à sa substance addictive sans avoir procéder par étapes est extrêmement dangereux...

Au final le joueur se suicidera des années plus tard. Geste qui ne provoquera chez Mrs C qu'une profonde indifférence. 

"(...) s'était suicidé à Monte-Carlo, je ne sourcillai même pas. Cela ne me fît presque plus mal: peut-être même cela me fit-il du bien, car ainsi disparaissait tout danger de le rencontrer encore..."

Triste n'est-ce pas?

Un être meurt et sa thérapeute improvisée dont l'implication dans la prise en charge était too much (elle passe la nuit avec lui à l'hôtel non pour le séduire mais juste pour le sauver, elle lui paye ses billets de train...) ne ressent qu'indifférence voire satisfaction.

Après avoir lu cette nouvelle de Zweig je me suis demandé si ce naufrage thérapeutique pourrait arriver de nos jours à un professionnel du soin quel qu'il soit. Pendant un temps je me suis dit que non, que nous étions préparé à ça, que nous avons pour habitude de mettre une distance avec les patients, que nous nous protégeons émotionnellement avec cette distance que l'on dit thérapeutique. 

Et puis j'ai pensé à ces patients addicts qui trop souvent èrent inoccupés dans les couloirs des service hospitaliers. Si lors de leur première hospitalisation ils ont bénéficié d'attentions et de soins, qu'en est-il après une énième rechute? Ne voit-on pas dans le regard des équipes soignantes indifférence et une forme de rejet inavoué. Pourtant ça n'a pas toujours été le cas. Elles ont existé ces périodes où les soignants voulaient aider ce patient, ils lui indiquaient que faire, comment arrêter, pourquoi arrêter, quand arrêter. Mais ce bougre n'a pas écouté et le voilà qui revient... 10 fois, 30 fois etc... Bien fait pour lui entendrions nous presque, il n'avait qu'à écouté, après s'il n'a pas envie de s'en sortir, qu'il se débrouille.

Une équipe s'investit, un patient ne met en application les recommandations et le projet de l'équipe et il rechute, rechute, rechute encore. Alors progressivement l'équipe se désinvestit et abandonne.

Triste mais si faute il y a est-ce celle du patient? N'est-ce pas plutôt le résultat, l'impasse dans laquelle nous mène la pratique confrontante. Une pratique ancienne, tenace, qui épuise et qui à terme nous pousse à rejeter la faute au patient que l'on accuse de ne pas vouloir guérir et de venir à l’hôpital pour en tirer des bénéfices secondaires.

Soignant si vous lisez ceci, alors préservez vous et ne cherchez plus à convaincre vos patients qu'ils doivent changer. Vous vous ferez du bien et vous les aiderez beaucoup mieux!

C'est fini pour aujourd'hui!

.... Hep Suzie Q tu n'aurai pas oublié de nous parler de ta série animée avec le cheval??

Ah mais si, ami lecteur, tu as raison:  Bojack Horseman dans tout ça, que devient-il?

Et bien figurez vous que quelques heures après la fin de ma lecture du Zweig, j'ai regardé un épisode de cette merveilleuse série (s03e07) dans lequel l'un des personnages sort la blague suivante:

"combien faut-il de psychiatres pour changer une ampoule?"
réponse:
"un seul mais encore faut-il que l'ampoule ait vraiment envie d'être changée"

Je trouve cette blague (par ailleurs tout à fait en lien avec le reste de l'article) à la fois formidable et désastreuse. 

Elle est formidable parce qu'elle rejoint ce que je viens d'expliquer ci dessus. La source de la motivation réside chez le patient, c'est lui qui doit décider le changement. En aucun cas on ne peut imposer un changement quand bien même telle ou telle pratique nous semble moralement douteuse, répréhensible ou je ne sais quoi encore. 

Regardez dans votre rétro. Avez-vous déjà fait des changements ou au moins tenter dans faire? Arrêter la clope, diminuer le nombre d'heures passées à consulter votre smartphone, vous mettre au sport, augmenter la part de légumes dans votre alimentation... Combien de ces changements ont été initié par un tiers? Et combien sont de votre propre initiative? 

Appréciez vous les remarques comme "tu fumes trop, là faut que tu arrêtes, tu es en train de détruire ta santé?", n'êtes vous pas tenté de répondre par une phrase cinglante comme "de quoi je me mêle" ou encore "non pas du tout, je fume pas tant que ça". Seriez vous aussi "braque" si l'on vous avait simplement demandé "Où en est tu avec ta consommation de cigarettes?"

Mais cette joke est surtout désastreuse! la réponse "encore faut-il que l'ampoule ait vraiment envie d'être changée" sous-entend que tant qu'elle n'aura pas décidé de ce changement il n'y a rien à faire... C'est peut-être une blague mais cet écueil est celui que j'entends bientôt chaque jour à propos de certains patients lors des transmission infirmière. 

A la question "bah,et pour lui, qu'est-ce qu'on fait?" d'un collègue s'inquiétant d'une hospitalisation qui s'éternise pour un patient alcoolo-dépendant la réponse habituelle et qui semble satisfaire tout le monde est "bah... rien, il n'a pas envie de se soigner..."

Et il est là le désastre. Car ce n'est pas "rien" qu'il faut faire, bien au contraire! Notre rôle, il est là, c'est justement à ce moment précis qu'il faut agir et aller à la rencontre du patient. Le patient déterminé à changer, ou celui qui  met en place des actions pour changer, n'a pas besoin de nous ou si peu... En revanche celui qui n'est pas décidé au changement, celui qui est perdu dans son ambivalence, qui a envie de changer mais qui en même temps n'a pas envie, celui-là à grand besoin de nous. L'avoir dans nos murs et ne pas aller vers lui avec une approche motivationnelle relève quasiment de la faute professionnelle.

L'entretien motivationnel est un style de conversation où le patient devient un partenaire, un réel acteur de sa prise en charge. Mais plus qu'un style ou un outil c'est un état d'esprit qui une fois apprivoisé vous aidera dans nombre de situations. Et à ce style, n'hésitez pas à ajouter quelques outils qui faciliteront vos entretiens: balance décisionnelle, questionnaire audit, cercle de prochaska... Il y en a des dizaines, on trouve a peu près tout sur la toile!!

Pour conclure, quelques liens:

24h dans la vie d'une femme est aujourd'hui tombé dans le domaine public alors faites vous plaisir l'epub est libre de droit. Vous pouvez le télécharger ici: https://www.ebooksgratuits.com/details.php?book=2076

- vous avez envie de découvrir les dessous de l'entretien motivationnel: le livre de Miller et Rollnick est un excellent investissement que vous ne regretterez pas: https://www.amazon.fr/Lentretien-motivationnel-personne-engager-changement/dp/2729613617/ref=asap_bc?ie=UTF8

- L'AFDEM est l'Association Francophone pour le Développement de l'Entretien Motivationnel. Vous y trouverez beaucoup d'infos sur ce qu'est cet outil ou plutôt cet état d'esprit: https://www.afdem.org/entretienmotivationnel/

- Bojack Horseman est diffusé sur Netflix. La critique qu'en a fait télérama est ici: http://www.telerama.fr/series-tv/bojack-horseman-a-cheval-entre-humour-et-melancolie,145513.php



Kiss, kiss,

Suzie Q, En Marche avec L'Entretien Motivationnel


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