vendredi 27 novembre 2015

# 28 - la suite royale - épisode 4/4: l'alternative et le débrief

@Irina Souiki


Nous y voilà! C'est l'heure du dernier épisode de cette chronique consacrée à une intervention en chambre d'isolement. T'as loupé le précédent épisode, tu peux le lire ici: http://suzieqisinthehouseofmadness.blogspot.com/2015/11/26-la-suite-royale-episode-34.html

***
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Quand David est revenu avec le petit verre en pyrex Franck et moi étions avec la patiente dans la chambre d'isolement. D'un commun accord nous avions décidé de reporter à demain la prise des paramètres vitaux. Il s'approche de la jeune femme, j'aimerais qu'il me donne le verre mais non il y va.

- Tenez madame, c'est le traitement prescrit par le médecin.

Son regard se pose alternativement sur David puis sur le verre à la couleur trouble. Elle affiche un air suspicieux qui nous fait comprendre qu'elle n'est pas décidée à avaler ça sans manifester un minimum d'opposition. Après une longue hésitation, elle finit par se saisir du verre, elle l'approche de ses lèvres puis se rétracte et le pose au sol.

- Non, non, non, vous reprenez ce verre s'il vous plaît. Et vous le buvez. On va pas y passer la nuit.

La scène se rejoue avec un ai de déjà vu. Elle reprend le verre, lentement le porte jusqu'à ses lèvres, puis alors qu'on est tous suspendu à son action, elle le repose, sans en renverser une goutte.

David trépigne d'en finir. Alors il lance l'argument que nous maîtrisons à la perfection:

- Ecoutez, prenez ce traitement par la bouche ce sera beaucoup plus simple pour tout le monde. Car ce traitement vous l'aurez d'une façon ou d'une autre. Soit vous le prenez par la bouche, soit on vous l'injecte dans la fesse. Pour nous peu importe.

David est sur un mode "j'te parle à l'impératif", il n'y a pas de négociation possible. L'alternative per os ou en injection n'en est pas une, c'est une injonction à prendre le traitement, il le lui  fait bien comprendre. Le traitement, tu administreras. On dirait l'un de ces putain de dix commandements. En soit il n'a pas tort. D'une sédation, elle a grand besoin, ça on est tous du même avis. C'est la méthode qui me dérange un peu. Car par moments Mle K. laisse entrevoir quelques idées de persécution, lui administrer de force le traitement, c'est renforcer son idée de traquenard. Et à l'injection de force, on y va droit... Car rien à faire elle refuse de reprendre le verre. La tension est remontée d'un cran. On peut presque sentir sa colère contenue, prête à nous exploser au visage, s'il nous faut la forcer à s'allonger de force sur le lit. David cherche notre regard, il attend qu'on lui confirme l'injection pour qu'il puisse s'absenter jusqu'à la pharmacie la préparer. Mais ni moi ni Franck ne le regardons, notre silence ne signifie qu'une chose "attendons encore un peu". Et ce temps s'étire irrémédiablement, les secondes sont des minutes, les minutes des heures. Alors Franck de sa voix la plus calme interpelle la jeune femme.

- J'aime pas quand il y a cette tension dans l'air. Ce que j'en ai horreur, j'ai l'impression de suffoquer. ça vous dirait de fumer une clope en attendant que mon collègue revienne avec l'injection.

Immédiatement David s'éclipse. La jeune femme ne répond rien à la proposition de Franck ce qui ne l'empêche nullement de poursuivre.

- ça ne vous dérange pas si je m'assoie à côté de vous, histoire de pouvoir discuter tranquillement.

Il sort son paquet de Lucky, porte une cigarette à sa bouche et lui tend le paquet. Alors qu'elle s'apprête à y prendre une cigarette à son tour, il retire le paquet et lui dit:

- Buvez votre verre d'abord. On se fume la clope après, ça fera passer le goût amer.

Sans rien dire, elle prend le verre, le boit et enchaîne sur la cigarette comme convenu.

- Vous me filerez une clope quand vous serez sortie d'ici ok?

Quand quelques minutes plus tard nous sortons de la chambre, David vient trouver Franck qui comme toujours a la victoire modeste.

J'suis désolé, j'ai merdé.

- Mais non t'inquiète pas, t'as eu une journée difficile, t'avais envie que la chambre se fasse vite, sauf qu'avec une patiente comme elle, il faut prendre le temps. C'est elle qui est accélérée, pas nous.

- C'est pas faux. Mais j'ai merdé. J'ai placé l’entretien dans une espèce de rapport de force foireux.

- Et bien super si tu t'en rends déjà compte. Tu remarqueras qu'on a veillé à ne pas te contredire, histoire de ne pas te mettre plus en difficulté. Ton alternative n'était pas mauvaise mais à mon sens tu l'as amené trop tôt. Et pour preuve elle a finit par le prendre son traitement.

- Trop tôt? comment ça?

- Tu sais quand on intervient physiquement sur un patient, on se met en danger. Les coups peuvent tomber et tu le sais très bien même un petit gabarit comme elle peut avoir des ressources surprenantes et décuplées si elle se croit menacée. Alors l'injection de force c'est pour moi la dernière option. Il faut avoir usé toutes nos cartouches avant d'en arriver là. On est pas là pour se faire taper dessus. A la limite si toi t'as envie de te mettre en danger, c'est ta vie, mais dans le cas présent tu ne peux pas impliquer toute l'équipe sans qu'on en ait parlé au préalable. Ok?

- Ben oui je suis d'accord, j'ai fais une connerie.

- Non mais ne prend pas cet air dépité! Reste pas sur cette connerie comme tu dis mais vois plutôt l'expérience que tu en tires. Dis toi que c'est au travers de ces moments que tu améliores ta pratique. C'est bon t'as fait ton mea-culpa, n'en garde que le positif maintenant!

- Tu ne m'en veux pas trop alors ?

- Mais arrêtes, j'ai eu un coup de bol, tu sais c'était 50/50, j'ai tenté le coup de la clope, j'y croyais pas vraiment, si ça n'avait pas fonctionné, on allait à l’intervention physique et j'aurais été aussi ferme et cadrant que toi. Et puis qu'est-ce que tu veux? Personne ne nous forme à l'intervention en chambre. A peine embauché ici, on nous envoie en chambre d'isolement. La plupart des IDE n'en ont jamais vu avant de débarquer ici. Aucune info, aucune instructions sur ce que je dois y faire, ce que je dois y dire. Tout ne se fait que par l'observation des pairs, c'est lamentable et pourtant c'est le meilleur des cas. Dans le pire, c'est de l'impro totale. Alors ta soit disant connerie c'est avant tout celle de la hiérarchie.

- Bon, ben merci!

- Ouais une dernière chose.

- Quoi?

- Fais bien la distinction, soit tu interviens pour ton patient, soit tu es renfort. Et si tu es renfort, c'est mieux de fermer ta bouche. T'es là pour aider, prendre les constantes si on te le demande, intervenir si ça chauffe, mais c'est pas à toi qu'il incombe de mener l'entretien.

- D'accord, bon ça va faire beaucoup de leçon à apprendre.

- Et c'est que le début Dave. Mais il y a quelque chose de fort en toi, c'est ta capacité à te remettre en question. Des collègues qui pensent qu'être cadrant est la seule et unique façon de faire, j'en croise tous les jours. Certains l'étaient déjà quand ils ont débuté et leur façon de faire n'a dévier d'un iota. Et ils s'étonnent d'être toujours au cœur des situations pourries. Mais tout le monde le sait même si personne ne le dit, ils ont leur part de responsabilité dans ces situations qui partent en vrille.

- Je vais réfléchir à tour ça.

- Alors, une seule ligne de conduite: ne reste pas comme tu es, évolue mec

- Message reçu Franck.




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