vendredi 15 janvier 2016

# 33 - Il fait noir, noir foncé même, avec des tâches obscures et de sombres reflets.


Il y a des journées comme ça. des journées dégueulasses, des journées qui ne nous épargnent pas. 

Quand infirmiers.com m'a interviewé il y a quelques semaines, j'avais parlé d'un concept qui m'est cher, la PMA. La Positive Mental Attitude, c'est rester positif en toute circonstance. Un concept de psychologie positive qui nous vient des States et qui nous invite à chasser le défaitisme avant qu'il envahisse notre psychée, à refuser le négativisme pour continuer à avancer et à atteindre ses objectifs ne serait-ce que mener sa barque comme l'on peut.

Sur le papier c'est génial, mais je peux vous dire que ce soir alors que j'écris ces lignes, j'en bave un max pour scander "PMA ALL DAY". Ce slogan, PMA toute la journée, tiendra-t-il la nuit... Et cette phrase, cette phrase que je l'ai lu tant et tant de fois, me la récitant comme un mantra... Ce soir, je la trouve d'une naïveté sidérante...






Peut-être devrais-je attendre demain pour écrire, attendre que le positif refasse surface... Car là, il m'est difficile de voir un coin de ciel bleu dans cette journée si sombre...

Les trans n'annonçaient rien de tel. C'était mon troisième jour, autant dire que j'étais bien imprégné du service. Aucune admission depuis la veille malgré nos deux lits vides, le secteur était calme, les mécanismes de défense de nos patients faisaient du bon boulot... 

Et puis on a sonné à l'entrée du service. C'était un visiteur, je me suis levée pour aller lui ouvrir. En sortant du bureau j'ai regardé mes collègues avec le regard le plus sévère que je possède et leur ai dit "pas de conneries avec mon café, sinon ça va barder!"

C'était le sœur d'un patient du service qui lui rendait visite. Je pouvais lire la forte appréhension qui l'habitait. Dans le SDT, elle était le T. Le tiers. Dans son esprit cela revenait à dire qu'elle était LA responsable du placement de son frère. Cela faisait près d'une semaine qu'elle vivait avec cette idée, que cette idée la réveillait la nuit. Et cette question à laquelle elle ne pouvait trouver de réponse satisfaisante : son frère lui pardonnerait-il? Aujourd'hui, face à moi, elle avait besoin d'être rassurée et accompagnée. Elle avait besoin qu'on lui dise qu'elle n'était pas responsable, que les Soins à la Demande d'un Tiers avaient été validés par deux médecins. Elle avait besoin d'entendre que son frère ne lui en voulait aucunement car même s'il ne le disait pas, il savait au fond de lui, qu'il était en grande détresse et qu'il avait besoin d'aide. Elle avait besoin qu'on lui dise, qu'on l'a rassure, qu'on lui confirme qu'elle avait fait le bon choix, le meilleur, le seul, celui que dois faire une sœur qui prend soin de son frère. Laisser un schizophrène décompensé dans la rue, fermer les yeux sur son état, c'est lui nuire, c'est être maltraitant envers son proche. Oui elle avait besoin d'aide. Mais elle n'a rien eu, rien obtenu de ma part...

Car à peine lui avais-je ouvert la porte que le PTI sonna. Je le porte toujours sur moi. C'est un petit boîtier que j'accroche à ma blouse et qui me permet de déclencher l'alerte en cas d'agression. Il permet aussi de recevoir les alertes déclenchées dans les services de soins voisins afin de pouvoir intervenir au plus vite.

Ivan Pavlov rirait sûrement de me voir courir ainsi. Oui je suis telle son fameux chien qui salivait au son d'une cloche, moi dès j'entend ce PTI hurler, j'embraye la seconde! Conditionnée. Alors là ni une ni deux, j'abandonnai la visiteuse la laissant seule sur le seuil de la porte avec ses doutes. Le PTI signalait une agression dans le bâtiment voisin.



***
*

Il s'est écoulé quoi, 10 secondes? 20 secondes? au moment ou je déboule dans l'unité voisine. J'ai envie de croire à une fausse alerte comme il en arrive régulièrement, une erreur de manipulation du PTI, un déclenchement par inadvertance mais il n'en est rien. Mon palpitant déjà haut dans les tours prend une nouvelle accélération quand je découvre la scène qui se joue devant moi. L'infirmière, une jeune collègue, Jenny, marche à reculons pour tenter d'éviter un patient tout aussi jeune qu'elle mais autrement plus costaud qui avance vers elle en tentant de lui placer un uppercut du droit dans la face. Le geste est maladroit mais l'intention est là. Bientôt cette collègue sera contre le mur et ne pourra plus reculer. Encore un mètre, deux à tout casser. J'aimerais tant ne pas être la première sur les lieux, j'aimerais tant que mes collègues soient déjà arrivés et que la situation soit gérée... mais il n'en est rien! Je suis la première et je n'ai pas le temps de réfléchir. Je suis dans son champ de vision et m'elle m'a vu. Dans son regard je lis toute son impuissance, toute son incompréhension. Lui ne me vois pas, il ne semble pas m'avoir entendu. J'essaye de me faire discrète. A défaut de connaître les techniques d'immobilisations, la surprise sera mon atout numéro uno. Alors je plonge. Littéralement, je plonge. Je me jette sur ce patient et advienne que pourra. Bien sûr je ne le renverse pas. Mais c'est suffisant, mon bras gauche vient enrouler sa taille tandis que mon bras droit attrape son poing droit et vient le plaquer contre son ventre à gauche. Je me colle contre lui et pose un genou au sol pour l'attirer vers le sol. Je ne tiendrai pas longtemps comme ça mais ma collègue, dont la lucidité est de retour, vient à ma rescousse. Le jeune homme cherche à se débattre et finit par se déséquilibrer et chuter au sol. Nous n'arrivons pas vraiment à l'y maintenir mais heureusement c'est à ce moment que des renforts en provenance d'autres unités surgissent.

Et là tout semble enfin ralentir... Les mains des gars se posent sur le patient. Les gestes sont précis. Il n'y a aucune animosité. Tout se fait avec maîtrise et contrôle. Je relâche ma prise et me retire. Autour de nous un attroupement de patient s'est formé et observe. Le calme est presque revenu. Cinq soignants maintiennent le jeune homme au sol. Les jambes et les bras sont ainsi bien contenus. Il tente de se défaire la prise. Il crie, dit qu'on lui fait mal. L'un des collègues présent prend alors la parole. Une voix très douce, une voix sereine.

"Vous vous faites mal tout seul Monsieur X. en bougeant de la sorte. Nous n'appuyons pas, nous n'exerçons qu'une faible pression pour vous contenir au sol. Restez calme, essayez de vous détendre et vous n'aurez pas mal."

A quelques mètres, le médecin de garde qui vient d'arriver s'entretient avec deux infirmières. C'est une jeune interne qui a la lourde charge de décortiquer ce qui vient de se passer. Elle cherche à comprendre comment se sont déroulés les faits, qu'est-ce qui a bien pu motiver cette tentative d’agression. Jenny lui explique tandis que moi je la cherche du regard. J'aimerais lui parler, prendre de ses nouvelles, m'assurer qu'elle va bien.

Au lieu de ça, quelqu'un s'approche de moi avec un téléphone. "Tiens c'est pour toi" me dit cette personne dont j'ignore le nom en me tendant l'appareil. Je le porte à l'oreille:

-Suzie, faut que tu remontes, on a une situation tendue sur le feu.




La suite de cette chronique en 3 parties sera à lire dès mardi 19! Et l'épisode final sera dispo vendredi 22!




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire