mardi 19 janvier 2016

# 34 - Il fait noir, noir foncé même, avec des tâches obscures et de sombres reflets. épisode 2


by Lucas Rossato



Aujoud'hui, la suite de la chronique publiée vendredi dernier et à relire ici: 


Je rejoins l'équipe dans le bureau infirmiers. Tous sont assis autour de la vaste table dont le désordre est à l'image de cette journée. Il y a le psychiatre, deux collègues infirmiers et mon cadre. D'emblée celui-ci m'expose la situation.

- Bon Suzie on t'attendais par rapport à Mme Y.

C'est Grégoire, le psy, qui l'interrompt.

- Deux petites secondes, laissons à Suzie le temps de reprendre ses esprits. Comment ça s'est passé sur le PTI?

- Ben ils y sont toujours... et moi j'suis là. C'était chaud... Pour la première fois j'ai sauté sur quelqu'un pour l'immobiliser.

- Le patient est en iso? demande l'un de mes collègues

- Ben je sais pas ce qui se décide. Le médecin de garde est là-bas, j'ignore, il va y avoir une injection, mais elle n'était pas encore faite quand je suis partie.

- Ok repend le cadre, donc je te disais qu'on a un petit souci avec Mme Y. Elle a des propos suicidaires et refuse la sédation per os.

- et donc?

- Donc reprend Grégoire tout en se levant et en enfilant sa veste, si elle maintient son refus, vous l'injectez. Moi je vous laisse j'ai des consults au CMP, faut que je file, je suis déjà à la bourre.

Alors qu'il referme la porte, je prends conscience de la responsabilité qui m'incombe. Cela peut sembler incroyable, mes avec mes 3 années à peine de bouteille je suis la plus expérimentée. Qui plus est mes deux collègues ne sont même pas du service, c'est à dire qu'ils sont là exceptionnellement pour faire face à des arrêts de travail soudains. Autant dire que je suis la seule à "connaître" la patiente.

- Je suis un peu étonnée qu'on en arrive là.

- C'est à dire? me demande un collègue

- ça fait près de 3 ans que je suis dans le service et Mme Y. a du y être hospitalisée dans ce même laps de temps près de 10 fois. 10 plein temps, plus ou moins longs, ça commence à compter.

- Et?

- Et c'est toujours pareil! Elle est admise suite à un passage à l'acte suicidaire de type IMV ou une menace de passage à l'acte mais jamais elle n'a tenté quoi que ce soit dans le service. Ok elle peut être fermée et opposante dans un premier temps mais ça ne veut pas dire qu'elle va se foutre en l'air.

- Oui mais t'as entendu Grégoire...

- Oui je sais, sauf qu'il s'est barré et à nous de gérer ça... Ce que je veux dire, c'est qu'on a plutôt une bonne relation avec cette patiente. Passée cette première phase d'opposition, c'est souvent une patiente qui sollicite des entretiens et avec qui le lien de confiance fonctionne plutôt pas mal...

- C'est sûr que c'est pas génial mais on a déjà essayé de la convaincre suite à l'entretien médical mais rien à faire, elle refuse systématiquement.

- Oui mais si on l'injecte, faut quand même comprendre qu'on risque de casser tout ce lien de confiance qu'on a mis si longtemps à construire

- Oui et si on l'injecte pas et qu'elle se suicide, on en aura pas grand chose à faire de ton lien de confiance me lance le cadre.

- Merci de ton soutien, ça fait plaisir.

- Non mais sans parler de suicide, je ne suis pas convaincu que l'injection va casser la relation que vous avez avec cette patiente. Certes, aujourd'hui elle refuse les soins mais va savoir dans quelques jours elle viendra peut-être vous remercier d'avoir pris une décision qu'elle, elle ne pouvait prendre, vous remercier d'avoir apaisée son angoisse. Elle est paumée, elle a besoin qu'on agisse comme une mère pour elle, que l'on prenne des décisions dures mais essentielles.

- Ok, ça se tient, c'est vrai mais,si vous n'y voyez pas d'objection, je vais quand même aller la voir et tenter une dernière fois de la convaincre de prendre le traitement en per-os.

- ça marche et pendant ce temps là, je vais préparer l'injection de tranxène.

***
*

Le coin fumeur est un espace agréable doté de grandes baies vitrées donnant sur le parc de l'hôpital. Sur l'un des fauteuils détérioré par des signatures aux marqueurs indélébiles et autres tâches de café est assise Mme Y. Elle fixe la ligne d'horizon comme un navigateur à la recherche d'une terre nouvelle synonyme d'espoir. Je m'approche d'elle, elle ne me regarde pas et ne répond pas à mon bonjour. J'approche un fauteuil pour m'asseoir à sa hauteur. En agissant ainsi j'espère lui montrer ma disponibilité, que je suis là pour elle. Alors je prends le temps et comme elle je fixe l'horizon à la recherche d'une façon d'entrer en contact avec elle.

- Dure journée n'est-ce pas?

Pas de réponse, pas même un mouvement de sourcil.

- Je pense que vous savez pourquoi je viens vous voir... mais je viens pas pour vous forcez la main, j'avais envie de discuter avec vous. Êtes-vous d'accord pour que l'on prenne un petit moment pour parler vous et moi? 

Les secondes s'égrennent mais toujours aucune réponse. Mme Y demeure immobile, seul le va et vient de sa main qui porte à sa bouche sa cigarette vient rompre cet instant suspendu.

- Vous savez, ça fait quelques temps qu'on se connait Mme Y, on a souvent discuté vous et moi, on a eu des échanges riches et puis vous avez participé à plusieurs activités... alors quand je vous vois aujourd'hui, fermée comme vous l'êtes je m'inquiète pour vous. Qu'en pensez vous, ai-je raison de m'inquiéter? 

Toujours rien. Je laisse plus ou mois volontairement le blanc se poursuivre en espérant qu'elle vienne le rompre. Et je pense à ce vieux Paulo de Palo Alto qui balançait à qui voulait bien l'entendre "on ne peut pas ne pas communiquer". Ahah, sacré Paulo! Je voudrais bien le voir à ma place le gars. Je voudrais l'entendre avec son accent Américano-Autrichien à la Schwarzy me dire:

- Hey listen Suzie Q!

- Yo!

- Watzlawik speaking!

- Yo Paulo!

- This woman, Miss Y, look, look Suzie, look to her non-verbal communication. You think she says nothing but you are wrong! All her attitude means she doesn't want to speak with you and that's a communication.

Oui et ben merci, oui j'avais bien compris qu'elle était fermée et que tout en elle me signifiait son refus mais qu'est-ce que je fais hein Mister W, qu'est ce que je fais?

- Don't force the communication, report it to tommorrow!

Ah ah super mais t'as pas dû bien comprendre l'enjeu de mon, c'est soit on discute et je l'amène tranquillement à accepter son traitement per-os, soit on en reste là et on va droit à l'injection!

- What? Into the Ass!

- You're right Paulo

- Oh my God!

Oh tu sais ton Dieu ne nous sera d'aucune utilité. Le blanc que j'ai laissé ne semble provoquer aucune gêne chez Mme Y tandis que moi, je me sens de plus en plus mal à l'aise. A quelques mètres, j'aperçois mes collègues et leur impatience me frappe de plein fouet. Alors faisant fi des conseils de Paul Watzlawick je casse le blanc et garde le jaune, non ça c'est une blague, je casse le blanc et reprend la parole:

- Et bien moi je m'inquiète pour vous. Il n'y a pas que moi d'ailleurs, tous nous nous inquiétons pour vous. Ce refus de parler dans lequel vous vous êtes enfermée nous montre à quel point vous êtes mal. Vous ne nous le dites pas avec des mots, mais ce que vous nous montrez nous fait dire que vous êtes en grande souffrance, en détresse même. Alors je ne sais pas à quoi vous pensez en ce moment mais je peux essayer de l'imaginer. Et au vu de discussions que nous avons pu avoir par le passé je me dis que peut-être vous vous dites peut-être des phrases comme "Mais pourquoi ne me laissent-ils pas tranquille? J'ai rien demandé à personne, j'en veux pas de leur SDT, de quoi se mêlent-ils à vouloir sauver tout le monde? Ils se prennent pour qui à s'autoriser un droit de regard sur ma vie. C'est ma vie, elle m'appartient, j'en fais ce que je veux...."

Plus je parle, plus je m'enfonce. Ai-je raison de me lancer dans une telle litanie? Je me sens de plus en plus ridicule comme embourbée dans une vase de laquelle je n'arrive plus à m'extraire.

- Je ne vais pas me lancer dans une grande explication car vous connaissez déjà ce que j'ai à vous dire. Vous aider, c'est notre rôle, notre métier, notre obligation, vous savez qu'on ne vous laissera pas tomber. Et vous aider ça passe par un traitement. Et vous savez aussi que le traitement vous l'aurez soit en le prenant par vous-même soit en nous obligeant à vous l'administrer. Si je viens parler avec vous c'est parce qu'ici on croit à la force de la parole.

Et je continue, ce n'est pas un entretien mais un discours, un monologue. J'enchaîne. Après la force de la parole je lui parle de la nécessité d'être actrice de sa prise en charge. Je suis consternante, c'est comme si je récitais pour moi-même les grands principes de la psychiatrie comme pour mieux m'en convaincre. Pourtant à ce moment là, je vois clair et connais l'inéluctable issue vers laquelle nous nous dirigeons. Alors en désespoir de cause, je continue d'accaparer la parole comme pour mieux repousser cette issue.

Et puis soudain je m'arrête, je n'en peux plus d'argumenter sans réponse. Combien de temps ai-je parlé? Je n'en ai pas la moindre idée, mais elle, Mme Y, n'a pas prononcé le moindre mot tout comme elle n'a pas détourné son regard de la ligne d'horizon.

J'adresse un regard à mes collègues qui d'un pas lent entrent en scène. D'autres patients observent, ils ont compris ce qui se trame. Des collègues d'un service voisin sont venus en soutien.

Mme Y s'opposera passivement jusqu'au bout. Aucune résistance mais aucune aide non plus. Il faut alors la porter, elle est d'une raideur incroyable. Tous regardent, il y a quelque chose de spectaculaire dans cette scène. Quatre hommes qui portent cette femme, on dirait un convoi mortuaire. Au moment de l'injecter, dans sa chambre, un semblant de résistance. Enfin elle manifeste quelque chose. Les muscles de tout son corps se contractent, je tiens sa main et elle me la serre si fort que ses ongles s'enfoncent dans ma chair. Il y a cette intimité violé, cette fesse dévoilée mais cette dignité gardée. Pas un cri malgré la douleur, pas une larme malgré la peur. La résistance dans la souffrance.

Et puis l'on sort de la chambre, et les choses reprennent leur cours. Le temps de traverser le couloir, on remercie les collègues d'être venus nous apporter leur aide et ces derniers nous répondent avec un sourire que c'est normal.

J'interpelle l'un de mes collègues du jour.

- Dis-moi, elle parlait en entretien médical? Car moi elle ne m'a absolument rien dit.

- Non, elle n'a rien dit à Grégoire non plus, elle ne le regardait même pas...

- Et alors comment a-t-il conclu qu'elle voulait se suicider.

- C'est un courrier très explicite qu'elle a laissé à l'intention de sa fille. Beaucoup d'idées de dévalorisation et un projet clair de pendaison.

- Putain quel bordel...

- Tu sais Suzie...

- Quoi?

- T'as fait ce que t'as pu...

- Mais?

- Mais faut accepter que certains sont si mal qu'ils s'abandonnent complètement à nous. Leur demander de prendre une décision c'est déjà trop leur demander. Ce qu'ils attendent, c'est que ces décisions nous les prenions pour eux. Tu sais le manque de confiance est souvent la marque de fabrique de nos patients. Et on peut pas leur donner tort... Comment réagirais-tu si ton esprit depuis des années te faisait sans arrêt faire les mauvais choix, tu arriverais encore à te faire confiance, tu n'aurais pas envie de t'abandonner un peu à quelqu'un qui propose de t'aider? Alors ne soit pas trop dévastée Suzie, car à présent, Mme Y va dormir et demain au lieu de compter parmi les non- partants du jour elle sera bien parmi les vivantes.

- D'accord. Merci, je vais réfléchir à tout ça.



Allez, pour aujourd'hui c'est bouclé, la suite sera publiée vendredi! D'ici là bonne semaine à tous!






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