A lonely beer par Giuseppe Milo |
Aujourd'hui, 3ème et ultime volet de notre chronique consacrée à la prise en charge de Jean-Michel. Si vous avez loupé les deux premiers épisodes, vous pouvez les retrouver ici et là.
Françoise, la grande touriste.
Une sorte de Marla Singer extraite de Fight Club en plus âgée et plus bourgeoise. Ainsi depuis
le début c'est elle qui complète les tâches que j'ai donné à
Jean-Michel. Un rôle de secrétaire en quelque sorte. Et si aider
Jean-Michel lui permettait de s'aider elle-même.
Car il
faut dire qu'avec Françoise on est au point mort des soins. C'est dur à
admettre pour une patiente admise il y a plus d'un an. Un chemin énorme
aurait pu être accompli. Mais non on est à ce jour comme à son
admission ou presque! Service d'admission psychiatrique spécialisé dans
la gestion des état de crise ou pas, la réalité du monde hospitaliser
c'est que quand on ne sait plus où mettre un patient on le garde même
si plus rien ne se passe. Arrivée pour des motifs similaires à ceux de
Jean-Michel, elle soutient auprès de chaque intervenants qu'elle n'a
aucun problème avec l'alcool. Et pourtant... Les rares permissions
qu'elle a prise en un an (3 ou 4) se sont toutes soldées par une
réalcoolisation massive avec soit intervention des pompiers soit celle
d'un collègue IDE missionné pour aller la récupérer dans une chambre
d'hôtel minable. Il y a aussi ces états de furie dans lesquels elle peut
se mettre une fois ivre. Elle si gentille la plupart du temps devient
un monstre qui tape et qui frappe. Dans son dossier une photo de sa mère
passée à tabac nous rappelle les conséquences désastreuses que peut
engendrer l'alcool. Et il y a surtout ces atteintes cognitives
importantes qui nous posent un problème majeur dans l'élaboration d'un
objectif de changement. Comment impliquer un patient alcoolique dans le
soin quand celui-ci n'a aucun souvenir de son comportement? Les rares
ébauchent de soins se font suite à une alcoolisation lors d'une
permission où Françoise avec un sentiment de honte et du culpabilité
admet ses troubles. Elle reconnaît aussi avec naïveté qu'une fois
déposée par le bus sur le lieu de sa permission elle ne savait plus ce
qu'elle devait y faire, alors elle trouvait rapidement un supermarché
ouvert et achetait une bouteille de William Peel... Cela dure une
journée ou deux, rarement plus et jamais plus d'une semaine. Au-delà les
entretiens tournent à vide. Françoise - entre troubles cognitifs
omniprésent et un discours défensif qui évite soigneusement toute
mention du mot alcool - se contente de répéter inlassablement "je suis venue ici pour me reposer..."
Qu'importe si le repos dure un an ou plus semble-t-elle nous signifier.
Et même si le projet de soins (ce fameux PPS "projet personnalisé de
soins" pour lequel on nous bassine pour donner une belle image du
service...) de Françoise est à l'abandon, je me rassure en me disant que
chaque jour passé entre les murs la protège. Quand les pulsions sont
trop fortes, ce sont les murs qui contiennent. Comme si - sans trop
l'avoir décidé - elle avait mis en place une stratégie d'évitement de
l'alcool.
Alors je me dis que le temps qu'elle passe à
aider Jean-Michel à travailler sur sa problématique lui apportera
peut-être. Nous faisons avec lui, ce que nous n'avons jamais réussi à
faire avec elle.
Et ça tombe bien, pour Jean-Michel ça
progresse. A présent qu'il a clairement formulé son objectif
d'abstinence à l'alcool, il aborde la suite des soins. Je suis surprise
de voir qu'il avance à vitesse grande V. Il exprime son souhait de
déménager.
- J'ai pas le choix. Pas d'autres choix que celui de partir. Toutes mes relations
son toxiques. J'habite un appart de merde dans un quartier de merde.
J'ai fais le tour alors je m'en vais. Car même avec la meilleure volonté
du monde, je ne tiendrai pas longtemps. Personne bosse dans le
quartier, matin, midi, soir y'a toujours quelqu'un pour venir toquer à
la porte et te proposer à picoler. Alors... Alors j'ai déjà effacé la
plupart des contacts de ma carte sim et je ne décroche plus si je ne
sais pas qui appelle.
- Et où pensez vous allez vivre?
- Loin. Je veux quitter la région. Rien ne me retient par ici...
Comme je passe de nuit pour les 2 semaines à venir, j'informe
Jean-Michel qu'il nous sera difficile de nous entretenir sur cette
période. Et ça tombe plutôt bien, nos entretiens avaient déjà tendance à
s'espacer et à se faire plus courts. Comme si depuis la clarification
de sa décision de changement, il avait retrouvé suffisamment de
confiance en lui pour progresser seul.
***
Sur mes horaires de nuit, je l'observe en début de soirée. Et je remarque la proximité qu'il affiche avec Françoise. Là-encore je n'ai rien anticipé. Cette proximité ne laisse que peu de doutes sur la nature de leur relation profonde. Il y quelque chose de surprenant dans cette relation entre "l'ex-prisonnier et la bourgeoise" comme si deux mondes s'entrechoquaient. J'ai quelques réserves sur les risques que présente cette union et en même temps j'ai envie d'y croire. Et puis de toute façon qui suis-je pour avancer un point de vue sur une relation. Croiser la route des patients sur une longue période ne nous donne aucun droit de regard sur leur vie sentimentale. Alors je ravale mes conseils et laisse se jouer ce qui doit se jouer...
Quand Jean-Michel passe chercher son somnifère à la pharmacie il m'annonce avoir trouvé un logement.
- ah bon, formidable, et sur quelle région alors?
- ah ben je reste dans le coin.
- Vous avez changé d'idée? Je pensais que c'était primordial pour vous de changer de région
-
Oui mais en fait je vais me contenter de changer de coin déjà. Je
quitte mon quartier pourri et change de commune. Je m'éloigne de 20kms
ça devrait être suffisant.
- Et donc tout est ficelé?
- Je retourne avec Françoise pour signer les papiers du bail en début de semaine, j'ai demandé une permission à vos collègues.
Je
n'ose lui demander quel rôle à Françoise dans ce changement soudain de
décision. Vient-elle uniquement pour l'aider dans la partie
administrative où a-t-elle déjà revêtue le costume de la nouvelle
compagne. Sans être clairvoyant je suis lucide de la scène qui se joue
sous mes yeux. Deux être frappés par les épreuves et la solitude se
rencontrent, alors pourquoi ne pas tenter ce quelque chose nommé amour
et réputé pour redonner souffle et espoir aux êtres qui s'en croyaient à
jamais dépourvu.
Le lendemain au même moment de la prise de traitement Jean-Michel me fait part de son impatience de sortir définitivement.
- J'en peux plus ici, toujours les mêmes têtes...
- C'est plutôt une bonne chose de se projeter sur l'extérieur.
- Ouais et puis avec le projet de l'appart' je suis confiant...
- Mais dîtes-moi, je me trompe où vous n'avez pas beaucoup pris de permissions avec des nuits à domicile.
- Non non, c'est vrai. J'ai juste pris des perm à l'après-midi pour faire mes démarches.
- Non vous n'avez pris aucune perm avec des nuits?
- Non aucune.
- Ah bon, mais demander une sortie dans ces conditions c'est un peu risqué je crois...
- Non j'ai pas envie de prendre des perm le week-end. Non j'aime faire ce que j'ai à faire et rentrer à l'hôpital ensuite.
-
Je comprends mais les nuits à domicile pendant l'hospitalisation font
partie du soin. C'est ce que l'on appelle la confrontation au réel. Il y
a une grande différence entre sortir 3-4 heures avec un programme
chargé à accomplir et partir pour 2 ou 3 jours avec certes des choses à
faire mais aussi des moments de creux, de vide, d'ennui... Comment ferez
vous face à vos difficultés si vous ne vous êtes pas testé avant?
- Non mais ça ira, merci Suzie, mais je suis confiant, j'ai le moral, ça roule.
-
Bien sûr vous l'avez mais ce qui m'intéresse c'est que va-t-il se
passer quand vous ne l'aurez pas? Qu'allez vous faire quand à la tombée
de la nuit vos angoisses vont resurgir? Ici il y a toujours un soignant
pour à vous écouter si vous vous sentez mal mais ce sera différent une
fois sorti.
- Mais ça fait déjà longtemps que je suis là, faut que je bouge.
-
Je comprends votre impatience, je dis juste que sortir sans avoir testé
des nuits seul au domicile c'est très risqué. J'ai confiance en vous,
Jean-Michel et j'espère que vous avez bien conscience que le risque de
rechute est et sera toujours présent. Alors il faut se méfier de lui...
- Oui mais je serai pas seul, quand ça ira pas il y aura Françoise pour m'écouter...
- Ah... parce qu'elle part avec vous?
- Oui, nous nous installons ensemble.
-
Prenez un thérapeute pour poursuivre le travail débuté Jean-Michel.
Malgré ses qualités Françoise n'est pas une professionnelle et elle-même
a ses difficultés.
Pour son ultime
nuit dans le service - et aussi la dernière de Françoise - Jean-Michel
vient me voir. Je lui ai préparé un document que j'ai prévu de lui
remettre avant son départ. C'est moi qui prend la parole.
- Alors tout est bon. Les papiers son signés, y'a plus qu'à emménager?
- euh... comment dire, y'a eu un petit changement?
- ah bon que voulez vous dire?
- et bien Françoise n'avait jamais visité l'appartement jusqu'alors. Elle l'a découvert en venant signer le bail.
- et elle ne l'a pas aimé c'est ça?
-
Ben disons que si elle le trouve bien, les pièces sont bien agencées,
la superficie est suffisante pour nous deux mais comment dire, elle aime
pas du tout la tapisserie, elle la trouve vieillotte, trop marquées
années 60-70...
- Et donc vous faites quoi, vous restez hospitalisés le temps de trouver un autre logement c'est ça?
- Ah non je vous l'ai dit Suzie, je n'en peux plus de l'hôpital.
- Donc?
-
Donc on part demain comme prévu. J'ai toujours mon appart, je pensais
le rendre et bien je le garde. On va faire comme ça quelques mois le
temps de retrouver un appart qui nous plaise à tous les deux. C'est
mieux comme ça en fait, je n'avais pas à choisir un logement sans la
consulter.
- Donc si j'ai bien compris vous êtes
en train de me dire que vous retournez dans l'appartement qui était
selon vos dires la source de tous vos tracas, à l'endroit même où vous
avez toutes ces fréquentations à risques...
- Oui mais ça va mieux maintenant, je picole plus, j'en ai même plus envie et puis Françoise est avec moi. Non franchement vous vous faites trop de souci...
- Bon et bien si vous le dites... alors il ne me reste plus qu'à vous souhaitez une bonne continuation. Ah oui une dernière chose j'avais préparé ce document que j'aime remettre en fin de prise en charge. Alors c'est vrai on a surtout travaillé ensemble vos motivations à l'arrêt et peu les situations à hauts risques de reconsommer et les stratégies pour y faire face mais je crois néanmoins que ce document peu vous être utile. Complétez le si le cœur vous en dit et gardez le précieusement sur vous pour pouvoir le sortir en vas de coup dur.
(Vous pouvez retrouver ce document ici, désolé il est pas très beau, je l'ai fait sur word qui est tout pourri... à l'occasion faut que je le refasse et l'améliore)
Notre
conversation s'est arrêtée là. Le lendemain, un vendredi à 14h,
Jean-Michel et Françoise ont quitté l'hôpital.
Après un week-end houleux où se mêlèrent disputes, violence et beaucoup d'alcool, les voisins n'eurent d'autres choix que d'appeler les pompiers. Après 24h à dégriser à l'hôpital général, Françoise fut de retour dans le service dans lequel je travaille sans ses 3g82 d'alcoolémie et sans Jean-Michel. Lui aussi fut hospitalisé mais dans un autre service. Les équipes en place préférèrent leur permettre de mettre de la distance dans leur relation plutôt que d'affronter une situation potentiellement explosive. Tous deux ont accepté les soins et évitent ainsi les soins sous contraintes. Se saisiront-ils de cette nouvelle opportunité pour poursuivre le travail entamé ou au contraire demanderont-ils d'ici quelques jours leurs sorties définitives? Ce retour rapide à l'hôpital signe-t-il un échec de la prise en charges ou une nouvelle étape vers un prochain rétablissement? A ces questions je n'ai pas encore les réponses mais peut-être un jour reviendrai-je sur ces prises en charge.
Après un week-end houleux où se mêlèrent disputes, violence et beaucoup d'alcool, les voisins n'eurent d'autres choix que d'appeler les pompiers. Après 24h à dégriser à l'hôpital général, Françoise fut de retour dans le service dans lequel je travaille sans ses 3g82 d'alcoolémie et sans Jean-Michel. Lui aussi fut hospitalisé mais dans un autre service. Les équipes en place préférèrent leur permettre de mettre de la distance dans leur relation plutôt que d'affronter une situation potentiellement explosive. Tous deux ont accepté les soins et évitent ainsi les soins sous contraintes. Se saisiront-ils de cette nouvelle opportunité pour poursuivre le travail entamé ou au contraire demanderont-ils d'ici quelques jours leurs sorties définitives? Ce retour rapide à l'hôpital signe-t-il un échec de la prise en charges ou une nouvelle étape vers un prochain rétablissement? A ces questions je n'ai pas encore les réponses mais peut-être un jour reviendrai-je sur ces prises en charge.
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Suzie Q, une fiction autobiographique
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