mardi 24 avril 2018

les frottements du coeur de Katia Ghanty




Voilà un livre qui n'aurait jamais dû échoir sur ma table de chevet... Je lis du roman (beaucoup), des essais et manuels afférents à la psy en général, au développement personnel en particulier (de temps en temps) mais des témoignages rarement. 

Alors quand l'on m'a offert ce livre je me suis demandé en quoi celui ci pouvait m'intéresser. Un journal hospitalier ok mais moi mon truc c'est la psy et ce qui se passe derrière les murs d'un service de réa ce n'est à priori pas vraiment mon kiff. Mes stages dans ces services que l'on disait actifs (ah ah ah, la belle blague!!) par opposition à la psy qui serait donc passive (oui douce blague, venez faire un tour dans un service d'admission adulte, où 25 patients en crise attendent sans "jamais" voir un doc qu'on stabilise leur folie) sont loin et j'ai aucune envie d'y retourner. Pourtant. Pourtant...

Voilà un livre qui sous couvert de pathologie cardiaque parle en fait plus de souffrance morale, de santé mentale bousculée, d'un psychisme mis à rude épreuve, de l'incertitude du futur, de l'expérience de la solitude (même en étant bien entourée) face à son angoisse. Faire le deuil d'une vie en bonne santé pour se découvrir fragile et mortelle. Rien que ça....

Tout commence par une grippe chez une jeune femme. Une grippe dont le retentissement somatique  touchera le cœur et nécessitera une hospitalisation d'urgence. Le choc cardiogénique qui s'ensuivra imposera à l'équipe médicale une assistance circulatoire via la pose d'une ECMO (Extracorporelle Membrane oxygénation) qui se fera - au grand dam de la patiente - sans anesthésie. Bonjour souffrance, où l'envie de coter sa douleur à 11 sur une échelle qui s'arrête à 10...

Il y aurait beaucoup de choses à dire à propos de ce livre et du vécu de son auteure Mme Katia Ghanty mais ce qui m'a particulièrement intéressé c'est (forcément) ce qui attrait au rôle infirmier.   

Il y a tout d'abord ce que j'appelle les ruptures d'empathie. Nous le savons, toute la grandeur de notre métier est liée à notre capacité à éprouver ce que vit le patient. Sans se mettre en place mais en étant à ses côtés, comprendre ses états émotionnels. Alors en théorie c'est simple mais en pratique c'est d'une complexité sans nom. Car pour empathique qu'elle soit, une infirmière n'en demeure pas moins humaine et officiant dans un environnement ô combien stressant il est extrêmement difficile de ne pas se laisser envahir par ses propres états émotionnels sur les 8, 10 ou 12h que dure une journée de travail. L'idée d'une IDE réceptacle à souffrance clos et scellé qui accueillerait chambre après chambre les angoisses de ses patients est un idéal impossible à atteindre. Le réceptacle s'est depuis longtemps fissuré et l'IDE exprime aussi ses difficultés et son stress ce qui donne lieu à des scènes parfois cocasses si l'on se place du côté soignant, parfois humiliantes si l'on se place du côté patient. On trouvera ainsi l'exemple de la pose d'une sonde urinaire où les soignantes ne trouvant pas "la bonne ouverture" (p.33) gloussent de cette situation tandis que la patiente nue se sent honteuse. 

"Elles se marrent de plus belle. Elle se marrent et c'est normal: pour elles c'est une journée comme les autres, c'est leur travail, leur quotidien. Je mesure le gouffre qui nous sépare, elles et moi et à quel point je suis seule au monde à cet instant." (p.34). Elle est là la rupture d'empathie. Là où l'empathie crée la proximité, la rupture la fracture et crée le gouffre.

Ce sentiment de solitude que l'auteure évoque à plusieurs reprises me fait penser à des barrières invisibles qui existerait entre la personne coincée dans son lit et toutes les personnes s'afférant autour d'elle, famille comme soignants. Limitée dans ses mouvements, son univers s'est en quelques heures considérablement réduit pour ne plus être qu'une simple chambre voir un simple lit. Ces barrières invisibles l'isolent d'une telle façon que peu importe la dose d'empathie avec laquelle les visiteurs viennent il y aura toujours ce fossé entre elle - pour qui même le wc et la salle d'eau - sont des inaccessibles et eux qui sans en mesurer l'extraordinaire chance connaissent l'au-delà. Enfin on se comprend hein! Pas l'au-delà au sens biblique du terme mais l'au-delà... de la porte! Ils connaissent (familles et soignants) le couloir du service (quelle chance!) la petite musique de l'ascenseur (quelle aubaine!) le brouhaha du hall de l'hôpital (génial!) et l'atmosphère du parking (même pollué par les gaz d'échappement, ça fait rêver quand on est coincé sur un lit)  

"Je réalise que je fais désormais partie d'une autre réalité, celle de mon lit d'hôpital, et que toutes les personnes qui m'entourent, malgré leur soutien exceptionnel qu'elles m'apportent, ne pourront jamais entrer vraiment dans cette réalité-là. Je serai toujours seule allongée sur ce lit, pendant que l'entourage se tient bien debout" [...] "nous évoluons maintenant dans des dimensions parallèles, à la fois proches et terriblement éloignées. On peut toujours se voir, se parler, de part et d'autre d'un grand mur invisible, mais il n'y a aucun passage possible d'une dimension à l'autre. Je suis seule." (p.65)

Et le gouffre qui sépare la patiente du reste du monde n'a de cesse de croître à mesure que s'installe ce sentiment désagréable d'être devenue un objet. C'est probablement un éprouvé que connaît la plupart des personnes hospitalisé. "Je n'en peux plus de ces mains qui me tournent et me retournent comme un objet inanimé. [...] Mais peut-être qu'il est nécessaire aux équipes de réanimation de prendre un peu les patients pour des objets, après tout... [...] Peut-être que mon statut de bibelot est nécessaire à ma survie." (p.108)  Mais cette objetisation de la patiente n'est pas que physique. elle est aussi intellectuelle dans la façon dont les décisions quant à sa prise en charge sont prise, dans la façon de l'écarter de son projet de soins, dans les explications techniques parfois justement trop techniques. Pour moi qui officie en psy, c'est le grand écart. Là où nous tentons de mettre (pas toujours loin s'en faut...) le patient au coeur de son projet, en le ramenant à son rôle d'expert de sa propre vie, ici c'est l'inverse, le patient semble subir mais après tout peut-on faire autrement. "Madame, votre coeur risque de s’arrêter, vous risquez d'y passer alors la question que nous médecins nous nous posons est qu'en pensez vous, que souhaitez vous faire car après tout c'est vous l'experte de votre vie? "

Alors pour remettre un peu d'humanité dans un monde qui en semble parfois dépourvu il reste les petites attentions des soignants qui font toute la différence. Combler le gouffre et rappeler au patient qu'il est sujet et non bibelot. C'est la grande force de certaines infirmières. Le travail sur le rôle prescrit est très important en hôpital général. Et bien souvent il se fait - me semble-t-il - au détriment du rôle propre de l'infirmière. Alors ne pas l'oublier ce rôle propre, savoir l'investir ou le réinvestir est une grande qualité probablement très peu reconnue par les hiérarchies mais terriblement apprécié par les patients. A ce titre l'épisode du shampoing est formidable. La difficulté insurmontable que semble pour certains représenter un lavage de cheveux dans un service ou pourtant le pose d'une circulation extra-corporelle semble presque easy, est symptomatique de la perception de notre métier et nos missions. A cette question "puis-je avoir un shampoing?" le champ de réponses est vaste, pas le temps, pas le matériel, pas de protocole etc... Et pourtant le miracle se produit quand une IDE vient se proposer avec cette phrase toute simple "tout est possible en réa, il suffi de s'arranger." (p.118)

Cette même IDE qui par ses petites attentions a priori anodines rend le quotidien moins insupportable pour la patiente. "Je crois que si cette infirmière s'occupait de moi tous les jours, tout me parîtrait moins pénible." (p.122)

Même si j'y ai trouvé quelques longueurs sur la fin, voilà un livre que je conseille volontiers à mes collègues soignant. En effet à sa lecture difficile de ne pas interroger sa propre pratique et la remettre en question. Chacun en retirera sans doute quelque chose. Pour ma part ma leçon est la suivante: Ce qui est ordinaire pour moi (venir travailler à l'hôpital)ne l'est pas pour les patients. Au contraire tout relève de l'expérience extraordinaire, expérience qui mérite d'être accompagnée et soutenue. 

Bonne lecture,

KissKiss,
Suzie Q, une fiction autobiographique