lundi 7 septembre 2015

#9 - Welcome in my world

https://www.flickr.com/photos/kojotisko/
@ Jaroslav A Polak
Il m'attend. Dans son costard cintré et bon marché il semble décortiquer mon cv. Ses cheveux sont courts, c'est pratique, ses vêtements proprement repassés, c'est important. Il ne porte aucun bijoux et ses ongles sont bien coupés. Ah si, tiens, quand il relève maladroitement sa manche trop longue, on lui découvre une montre au poignet gauche. Une fossil, c'est triste. Et assurément elle ne va pas à ses bras trop courts. Pour vivre en accord avec son époque il a bien sûr des lunettes Ray-ban. Et je suis prête à parier qu'il a une seconde paire de Ray-ban - solaire cette fois-ci - glissée dans sa pochette bandoulière Calvin Klein. La seconde est paire est gratuite, comment résister?

Si t'as loupé l'épisode précédent alors file le lire ici : Service, secteur, admission, kezako?

Il me reçoit avec un sourire forcé. Son bonjour est courtois mais son sous-entendu comme quoi on lui impose ma présence l'est beaucoup moins. "J'ai l'habitude de choisir mon équipe dit-il mais c'est pas grave on va faire avec."

Le ton est donnée, celui-là ne sera pas mon ami. Il s'équipe de son stylo, regarde un instant, les quatre couleurs qui lui sont proposées avant d'opter pour le bleu, comme c'est commun. Et c'est parti, les questions s'enchaînent à la façon d'une check-list d'aptitude à exercer mon métier. On parle organisation, contrainte familiale, disponibilité. Pendant que j'improvise mes réponses, lui griffonne son bloc-notes. Je détaille mes lieux de stages, mon intérêts pour la psy et lui relève quelques mots-clés qui contribueront ainsi à l'image qu'il se fera de moi.

Et puis il s'interrompt et pose son stylo. Il se lève, me propose un café. J'accepte volontiers. "Oui merci, sans sucre ni lait". Et alors le ton change, devient plus libéré. Comme si symboliquement il retirait sa cravate et reprenait sa blouse de soignant. Incroyable le voilà qui me questionne sur mon identité soignante. "Avez vous des modèles, des auteurs qui vous inspirent?" Et me voilà en train de citer Walter Hesbeen et Carl Rogers. "Ahah, sacrées références, je vous souhaite d'en être à la hauteur! Et je dois dire que moi aussi je me revendique de l'approche centrée sur la personne de ce bon vieux Rogers et du prendre soin tel qu'en parle Hesbeen!" Merde le con il me bluffe au moment où j'y croyais le moins. Je suis au bord de la fausse route et de lui cracher mon café au visage, il a bien caché son jeu!

Alors que nous en sommes là il me fait une proposition pour le moins inattendue:

- Bon, Mle Q il va être 10h, je vais aller fumer une clope dans la cour des patients. Vous vous joignez à moi?
- ...euh... je ne suis pas fumeuse...
- ce n'est pas une condition sine qua non pour venir sur la cour. Venez! J'y vais tous les jours vers cette heure ci. C'est un bon moyen pour rencontrer les patients et les saluer!

Il n'y a que 3 patients sur la cour. Pas sûr que ce soit la faute du crachin matinal. Les hypnotiques de la veille pourraient en être autant responsable, sinon plus. Le cadre me présente comme la nouvelle infirmière du service, événement qui semble n'intéresser que très moyennement Robert, Medhi, et Solange. Le premier est du genre désinhibé, il s'approche de moi et après m'avoir précisé qu'ici on l'appelle Bobby, s'arrête, me fixe du regard et me dit alors "Welcome in my world Suzie!". Les deux autres patients se montrent sédatés, ensuqués me dira le cadre. Mehdi est excessivement voûté. Il tire sur sa clope sans échanger le moindre regard avec les autres. un léger filet de salive reste suspendu à sa lèvre inférieure sans que cela ne choque personne. Quant à Solange, elle affiche un look improbable, riche en couleurs, superposant vieux vêtements sur vieux vêtements. Un regard rapide et je devine au moins 5 couches de fringues. Un look qu'on ne trouve qu'ici. Le temps d'une cigarette, le cadre s'enquiert de l'état psychique des 3 patients. Il fait le point sur leur nuit, la qualité de leur sommeil. Et puis il les questionne sur leur moral à l'aube de cette nouvelle journée pleine d'espoir pour certains, sans espoir pour les autres. Son attitude me surprend, à mille lieux de ce que j'avais imaginé, il semble réellement soucieux de leur bien-être et son écoute semble des plus sincère.

Alors qu'on se sépare devant le pavillon, il me propose de repasser le lendemain afin de récupérer mes trousseau de clés et mes tenues.
- Bon et à présent je propose qu'on se tutoie! Ici c'est tradition on se tutoie tous y compris avec les médecins... enfin les moins coincés d'entre eux! Le vouvoiement garde ça pour les patients, ça te convient?
- euh, ok, je suppose, si vous voulez... enfin si ... si tu veux!

Je suis dans ma voiture, sur le chemin du retour. Une sensation amère m'habite. J'ai honte d'avoir eu une opinion aussi tranchée et négative à l'encontre de mon cadre. Qui suis-je pour le juger ainsi? On dit que lors d'une rencontre les 30 premières secondes sont déterminantes. J'ai merdé et je m'en veux. Je le voyais comme un manager moderne, un technocrate tout juste bon à gérer une équipe de serveurs de fast-food, j'ai eu tort. Double leçon du jour SuzieQ, prends ton calepin et note. La première "évite les jugements", la seconde "les gens ne sont pas leurs stéréotypes". Oui c'est con, mais visiblement t'avais besoin d'expérimenter pour bien te les remettre en mémoire. Et tandis que je poursuis ma route, cette sensation merdique et désagréable s'estompe petit à petit pour laisser place à l'envie de rejoindre mon service, mon équipe, mes patients...



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